Politique et pratique de la Banque mondiale en matière d’expertise technique: l’appui aux Etats fragiles.
IDEFFIE a reçu le 4 septembre 2018, pour un petit déjeuner débat, M. Olivier Lavinal, manager, Fragilité et conflits, Banque mondiale.
La Banque a opéré une augmentation de capital récemment et s’est posée à cette occasion un certain nombre de questions stratégiques. Quel rôle peut-elle jouer ?
Ainsi, le Vice-Président de la Région MENA (Middle East and North Africa, Afrique du Nord et Moyen Orient), H. Ghanem, a redéfini la stratégie de la Banque en Méditerranée. Cela a eu un impact plus large que prévu. Des réflexions développées dans ce cadre ont été adaptées à l’échelle de l’ensemble de la Banque. Un des sujets phares de l’augmentation de capital était la question des vulnérabilités. Il est apparu que pour réaliser les deux grands objectifs de l’institution, (en finir avec la pauvreté extrême et promouvoir un développement inclusif), il fallait traiter la question des Etats fragiles. Que sont les Etats fragiles ? Cela a été au coeur d’une réflexion sur le rôle de la BM. Lors de cette réflexion, plusieurs problématiques sont apparues. Le premier enjeu est que la Banque traite d’abord avec des Etats, parmi lesquels certains, et non des moindres, ont la tentation de se replier sur eux-mêmes, alors que les défis sont globaux : les pandémies, le changement climatique, la fragilité….
Ce paradoxe va s’accentuer dans les années qui viennent. Cela crée une tension entre le rôle de la Banque comme promoteur des enjeux globaux et facilitateur d’outils adaptés, – les financements innovants- et ses discussions avec les Etats. Historiquement la Banque a en effet comme contrepartie les ministres des finances et aujourd’hui certains disent au sein de la Banque que sa mission devrait la conduire à s’éloigner d’un cadre purement bilatéral pour prendre en compte les défis vitaux à une échelle plus globale. Sa valeur ajoutée est peut-être aujourd’hui moins dans le dialogue avec les pays, puisqu’il existe des banques régionales, et avec le secteur privé qui a de plus en plus de ressources, qu’avec d’autres interlocuteurs, supra et infra-étatiques. Dans ce contexte, la Banque doit aussi se réinventer.
La directrice générale de la Banque, Kristalina Georgieva a poussé cette thématique : le futur de la Banque est de trouver des solutions aux enjeux globaux. A commencer par les biens publics mondiaux. Cela a toujours été la mission de l’institution, mais elle est de plus en plus assumée.
La fragilité figure au nombre de ces problèmes globaux. Comment la définir ? La Banque mondiale a établi une liste HLFS (Harmonized List of Fragile Situations) qui comprend 32 Etats. Il y deux critères cumulatifs qui conduisent à figurer sur cette liste : d’une part, un critère synthétique, le CPIA (Country Policy and institutional assessment, évaluation des politiques et des institutions), de l’autre la présence d’une mission des forces de sécurité des Nations Unies. Le fait de figurer sur cette liste a une importance clef : les conditions des prêts que la Banque octroie.
Il y a deux milliards d’habitants victimes de la fragilité. D’ici à 2030, on estime que 46 à 60 % des pauvres vivront dans des Etats fragiles. Or, le nombre et le coût humain des conflits augmentent depuis 2010. Il en va de même de celui des flux de réfugiés. On a atteint les niveaux les plus élevés depuis la seconde guerre mondiale.
La question : comment remédier à ces phénomènes ?
Cela pose la question de ce qu’on appelle le nexus, le lien, sécurité- développement. Il n’y a pas de sécurité sans développement et inversement. Qu’est-ce que cela pose en termes de mobilisation de ressources humaines, en termes d’expertise ? De recrutement ? De partenariats ?
Sur ce sujet, la France est en pointe des réflexions: en Afrique, au Sahel, on va se tourner vers la France pour élaborer des solutions conjointes. La Banque essaie de travailler sur ce sujet avec des partenaires académiques, des ONG, le secteur privé. Récemment, le président de la Banque expliquait que la Banque devait être un levier pour l’investissement privé : le concept de « Maximizing finance for development ». Une autre question : comment faire pour augmenter cette liste ? Pourquoi l’augmenter? Parce qu’on voit à différentes échelles des fragilités apparaissent partout : la région Méditerranée, l’Afrique, mais globalement, l’ensemble du monde est concerné.
Le chantier qui s’ouvre comporte trois dimensions :
- Comprendre comment on peut travailler plus en amont et mieux appréhender les risques dans le monde. On passe d’une démarche centrée sur les « Etats fragiles » à une approche articulée sur l’identification et la gestion des risques. Il s’agit de se positionner le plus en amont possible, pour éviter d’avoir à gérer les crises. Un Dollar en prévention sauve 16 dollars dans la gestion des crises. Récemment a été créée la plateforme Global Crisis Risk platform.
- De quelle expertise avons-nous besoin ? La Banque promeut le recours à l’expertise technique. Les Français sont très présents dans certains secteurs : les transports, l’eau, le développement urbain. Ce qui a changé ces dernières années, c’est, qu’en plus d’avoir une expertise sectorielle, on demande une compréhension de la marche du monde. Cela reste un défi de taille. Il est difficile d’être un expert sur une question. Il faut avoir une approche adaptée aux pays et aux contextes locaux. Mais la façon dont la Banque est structurée pose la question de l’articulation entre expertise sectorielle et compréhension du monde, et d’intégrer les spécificités de chaque pays dans les programmes de la Banque. Nous y travaillons de plus en plus.
- On essaie, dans le recrutement, d’attirer davantage de jeunes pour travailler dans ces Etats fragiles. Cela pose plusieurs questions : la qualité de vie, la rémunération, la sécurité, mais c’est essentiel que la Banque ne soit plus simplement une maison à l’expertise sectorielle forte ou un outil de financement des grandes infrastructures, mais puisse être plus près des populations. L’unité « fragilité, conflits, violence » se pose constamment la question : comment faire pour recruter les meilleurs professionnels qui devront travailler dans des conditions difficiles, mais essentielles.
Quelles seront les conséquences sur les politiques de Ressources Humaines de la Banque ? Le travail en partenariat. La Banque mondiale est une grosse machine et n’est pas forcément outillée au mieux pour intervenir au plus près du terrain. Comment travailler avec les autres : les Nations Unies par exemple, qui ont un mandat humanitaire ? De plus en plus, les frontières sont brouillées entre le développement et l’intervention humanitaire. Il faut intervenir aussi bien en pré-conflit qu’en post-conflit. Ce que montre la question des réfugiés. Au cours des dernières années, le président Kim, a réussi à retisser du lien avec la Nations Unies. Travailler dans les zones fragiles en partenariat avec différentes institutions. Exemple : Yémen, Jordanie, Somalie (Croix Rouge). Pour la première fois, la Banque travaille dans les contextes de conflits actifs et finance des institutions pour qu’elles mènent des projets pour et avec la Banque, ce qui est nouveau. Il y a aussi nécessité de travailler avec les ONG, avec les centres de recherche. L’unité fragilité est pionnière en la matière. On fait l’expérimentation de travailler avec des universitaires, des centres de recherche, avec des ONG qui s’occupent de réfugiés. Le chantier est immense. La volonté est exprimée à l’échelle du senior management, mais, en termes d’outils des banquiers, ce n’est pas si aisé.